Si le récit du Lcl Le Page nous permet de nous faire une idée de sa perception de la bataille, les récits qu'en ont faits à leur niveau les lieutenant Jaubert, Stien et de Pirey sont aussi extrêmement riches car ils nous apportent le point de vue de l'exécutant...parfois un peu perdu au milieu de la mêlée.
Lorqu'on les interroge pour savoir par exemple par où sont descendus le sous-lieutenant Cornuault ou le sous-lieutenant de Pirey, ces derniers se révèlent dans l'impossibilité de le préciser avec certitude. Seul le récit du lieutenant Stien est assez bien localisé... encore que dans son travail Serge Desbois en arrive même à envisager que l'itinéraire choisi par Louis Stien se situait beaucoup plus au sud du sentier... Tous se rappellent vaguement être passés par la droite ou par la gauche du sentier en raison des combats qui se déroulaient dans le vallon et des nombreux corps qui l'encombraient mais pour le reste il n'est guère possible d'en savoir plus. La confusion générale, la nature du terrain, le temps... font au demeurant que tout ceci tend à se brouiller. Une chose est certaine, ce n'est qu'après être arrivés dans la vallée que chacun a pleinement réalisé la situation...
32) La percée vue par le lieutenant Jaubert (8° RTM) :
Voici tout d'abord le récit de la percée de Coc Xa telle que l'a vécue le lieutenant Jaubert du 8° RTM qui descendant à la suite du BEP d'engagea dans le sentier :
" Pour sortir du cirque de Coc Xa, il n’y a qu’une seule sortie, un étroit défilé entre des falaises, et l’ennui, c’est que les viets s’y sont installés avant nous. Une seule possibilité : donner l’assaut et passer en force. Mais cela va inévitablement se transformer en massacre.
L’attaque est fixée à 4 heures du matin. Les blessés resteront sur place avec deux médecins pour s’occuper d’eux. Le passage entre les falaises du défilé, étant très étroit, les compagnies attaqueront en ligne l’une après l’autre. Les paras du B.E.P attaqueront en tête, nous les suivrons, puis ce sera le tour des goumiers.
A l’heure dite les paras s’élancent dans un feu d’enfer, d’armes automatiques et de grenades. Les légionnaires tombent comme des mouches, mais chaque compagnie gagne un peu de terrain.
A l’heure dite les paras s’élancent dans un feu d’enfer, d’armes automatiques et de grenades. Les légionnaires tombent comme des mouches, mais chaque compagnie gagne un peu de terrain.
Les Marocains qui comprennent la dureté du combat entonnent la Chahada, la prière des morts, chant rauque qui prend aux tripes au milieu de ce déferlement de feu.
Et nous attaquons à notre tour. Le sol est jonché de cadavres et de blessés, dont les cris de douleur résonnent encore dans ma tête. De leur côté les Marocains se mettent à hurler de rage, frisant la folie meurtrière.
Une belle série d'impacts encore visibles sur ce tronc entre le goulet et la Source
(Photo JLM)
Le défilé est passé, les Viets tirent toujours mais avec moins d’intensité. Les compagnies qui sont derrière arrivent à leur tour et cette masse hurlante va de l’avant jusqu’à ce que nous nous apercevions avec les lueurs du jour, que nous sommes au bord d’une falaise qui plonge dans un ravin très boisé. Sur les hauteurs de l’autre côté du ravin la colonne Charton se regroupe.
Chacun essaie de descendre comme il peut, en s’accrochant aux lianes, aux branches, qui parfois cassent entraînant deux ou trois hommes qui vont s’écraser au fond du ravin. C’est à ce moment que je vois le Lieutenant des Transmissions du Bataillon, assis sur un petit rebord rocheux, avaler consciencieusement le code secret radio... (il aurait pu le brûler, cela aurait été moins indigeste...).
Enfin, nous arrivons en bas, pour nous apercevoir, que s’il y a beaucoup de monde, il n’y a plus une seule unité constituée. Nous sommes devenus un troupeau, certains ont perdu (ou abandonné) leur arme, tous sont terriblement marqués par ce que nous venons de vivre. Les officiers essaient de regrouper les gens appartenant aux mêmes unités et doivent gueuler de bons coups pour remonter la pente et aller retrouver la colonne Charton qui nous attend au sommet."
Source : Jaubert (Jacques), http://jaubert.chez.com/indo.htm
Nota : Quand le lieutenant Jaubert écrit que les Viets se sont installés avant eux dans la descente du goulet, ce n'est pas tout à fait exact étant donné, si on se fie au récit du lieutenant Stien, qu'initialement le 8° RTM y avait laissé une section chargée de tenir le lieu dit La Source...
Les seules traces d'impacts que nous avons pu relever semblent être celles qui sont présentées sur les photos d'une racine aérienne localisée quelques mètres au dessus du lieu dit "La Source" (voir ci-dessous) ainsi que de quelques vieux troncs d'arbres à proximité... Curieux, nous avons bien entendu entrepris de creuser l'écorce pour confirmer qu'il ne s'agissait pas d'une maladie du bois et nous avons pu constater que c'étaient effectivement des encoches bien réelles dans le bois. Ces dernières se situent toutes dans les premiers mètres au dessus du sol et sont situées sur la face sud ouest, c'est à dire côté aval (ou vietminh). Il nous a été toutefois impossible de trouver des restes de métal dans le tronc, un peu comme si le bois avait "digéré" les balles... Il est évident que soixante années d'intempéries et d'humidité ont eu raison du métal... Le calcaire semble lui aussi avoir gommé les marques des combats ou les avoir recouverts sous la mousse... Précisons aussi qu'il s'avère assez difficile de retrouver beaucoup d'arbres de l'époque dans ce défilé car aux dires de Lhâm, nombre d'entre eux ont été abattus au fil des ans...
Les seules traces d'impacts que nous avons pu relever semblent être celles qui sont présentées sur les photos d'une racine aérienne localisée quelques mètres au dessus du lieu dit "La Source" (voir ci-dessous) ainsi que de quelques vieux troncs d'arbres à proximité... Curieux, nous avons bien entendu entrepris de creuser l'écorce pour confirmer qu'il ne s'agissait pas d'une maladie du bois et nous avons pu constater que c'étaient effectivement des encoches bien réelles dans le bois. Ces dernières se situent toutes dans les premiers mètres au dessus du sol et sont situées sur la face sud ouest, c'est à dire côté aval (ou vietminh). Il nous a été toutefois impossible de trouver des restes de métal dans le tronc, un peu comme si le bois avait "digéré" les balles... Il est évident que soixante années d'intempéries et d'humidité ont eu raison du métal... Le calcaire semble lui aussi avoir gommé les marques des combats ou les avoir recouverts sous la mousse... Précisons aussi qu'il s'avère assez difficile de retrouver beaucoup d'arbres de l'époque dans ce défilé car aux dires de Lhâm, nombre d'entre eux ont été abattus au fil des ans...
Une racine aérienne portant la marque probable des impacts...
(Photo A B)
33) La percée vue par le lieutenant Stien (1er BEP) :
Le lieutenant Louis Stien du BEP, constatant l'impossibilité de faire sauter le bouchon du sentier, décida pour sa part de déborder en passant plus au sud de La Source par un itinéraire repéré la veille par les hommes du commando de partisans et de descendre le long de la falaise :
" Dans l’après midi, la pression ennemie s’amplifie, un réglage de 81 tombe dans la cuvette. La liaison radio avec Charton est enfin établie. Son groupement est intact, il se portera demain matin à notre hauteur, sur 477, en recueil. Nous sortirons donc de Co Xa, demain 7 octobre, à l’aube, pour le rejoindre. Le BEP sera en tête.
Et coup de tonnerre, vers 17 heures, nous apprenons que les Viets sont à la source ! La source, point de passage obligé pour sortir de notre trou. La section du 8ème R.T.M qui tenait ce point-clé s’est repliée sans rendre compte devant une attaque viet montant de la vallée, aucune contre-attaque immédiate n’a donc été déclenchée. Jeanpierre ne peut y croire et m’emmène vers la source avec mon groupe de partisans. Nous sommes salués par une volée de balles dés que nous dépassons le nez d’un gros rocher. Le fait est là, la porte de sortie est fermée, à présent solidement tenue. Il faudra demain passer en force l’étroit goulet qui mène à Charton. Avec les forces adverses qui nous pressent sur nos arrières, l’évacuation des blessés devient impossible. Pédoussaut se porte volontaire, avec quelques uns de ses collègues, pour rester avec eux, les soigner et surtout les protéger des assaillants qui débouleront sur nos talons.
La sortie de demain se fera donc avec un appui aérien massif et le soutien des armes lourdes du groupement Le Page. Le Commandant Segrétain donne ses ordres, gravement. Il sait que les pertes seront sévères, que le BEP a une mission de sacrifice, que beaucoup tomberont. Mission : forcer le passage de la source A TOUT PRIX, et rejoindre Charton sur 477.
Il y a maintenant des tirs viets dans la cuvette, obus de 81, mais aussi, quelques rafales d’armes automatiques, tirées des sommets des falaises. Chacun vérifie ses armes, puis essaie de trouver un recoin à l’abri des tirs, ou il pourra prendre quelques heures de sommeil avant la bataille qui sera inévitablement très dure.
Il y a maintenant des tirs viets dans la cuvette, obus de 81, mais aussi, quelques rafales d’armes automatiques, tirées des sommets des falaises. Chacun vérifie ses armes, puis essaie de trouver un recoin à l’abri des tirs, ou il pourra prendre quelques heures de sommeil avant la bataille qui sera inévitablement très dure.
Le sergent Holland vient me voir :
- Hoï et Constant ont trouvé un passage pour sortir. Acrobatique. Par là à gauche.
Je me rends avec eux au point reconnu. Nous sommes au bord de la falaise, à pic devant nous, mais effectivement dans un angle mort par rapport aux positions viet de la source. La preuve, on ne nous tire pas dessus. Trente mètres plus bas, une étroite corniche, puis à nouveau la falaise verticale et en bas un énorme éboulis de rocher. Je me demande réellement ou est le passage.
- Par les lianes, mon Lieutenant !
- Par les lianes, mon Lieutenant !
C’est on ne peut plus casse-gueule. A la rigueur un petit groupe pourrait y passer, de jour évidemment, et un par un, pour ne pas surcharger les lianes. La nuit tombe déjà, j’enregistre quand même la suggestion. On ne sait jamais…
On me réveille dans la nuit, les ordres sont modifiés. La météo sera mauvaise, il n’y aura aucun appui aérien ! Toutes les données sont encore changées. L’adversaire ne sera pas neutralisé par la chasse.
Retranché dans les rochers, il pourrait nous ajuster à loisir lors de notre attaque, sans possibilité de nous déployer. Le Colonel Le Page décide de lancer l’attaque de nuit (il en a d’ailleurs reçu l’ordre de Lang Son). Le tir adverse sera ainsi moins meurtrier, pense-t-il. L’attaque se fera par surprise, sans l’appui des armes lourdes, aléatoire et fort risqué de nuit, dans un tel terrain.
Les unités se mettent sans bruit en place. En tête la 2 et le Peloton. Puis le P.C., la 3 et la 1ère, la CCB suivra. La mise en place a été plus longue que prévue, il est 4h30 lorsque la progression commence. Je suis la 2 avec Jeanpierre. Dans le silence absolu, j’entends distinctement la sommation d’une sentinelle viet :
- Halte là !
Et c’est le déchaînement de toutes les armes, les hurlements d’assaut, les cris de douleurs et de rage, un vacarme incroyable. Une densité de feu et d’explosions extraordinaire, que l’écho transforme en un terrifiant tonnerre. Les traceuses zèbrent la nuit tandis que le flash des grenades éclaire des ombres qui courent, tirent et s’effondrent. Les Viets résistent toujours aux assauts forcenés de la 2 et du Peloton. Jeanpierre lance la 3 et la 1ère. Le feu ne faiblit pas. Pour chaque légionnaire, il s’agit d’aller plus loin que le camarade qui est tombé devant lui. Le jour grisaille. Les compte rendus dramatiques arrivent : le Capitaine Bouyssou est tué, le Capitaine de St Etienne aussi, les pertes sont très lourdes.
Le jour est maintenant complètement levé. Les Légionnaires peuvent un peu manœuvrer, choisir le rocher de leur prochain bond, ajuster leur adversaire le plus proche et lui faire éclater la tête qui seule dépasse des rochers. Cloués au sol par un feu d’une densité inouïe, le 1ère Cie glisse vers la droite pour tenter de trouver un passage.
C’est sans doute le moment pour mon groupe d’utiliser mon itinéraire d’alpiniste, à gauche. J’en informe Jeanpierre.
- Essayez. Rendez-vous à 477.
La Croix Vaubois est de la tentative. Nous empoignons les lianes et prenons pied un par un sur l’étroite corniche en contre-bas. Plaqués à la paroi, nous progressons pour trouver un emplacement favorable à la deuxième descente. Des cris résonnent au dessus de nous, des visages sombrent nous surplombent. C’est un petit groupe de tirailleurs, qui jacasse, surexcité, en nous montrant. Tandis que nous nous laissons glisser à nouveau, suspendus à d’autres lianes, les marocains balancent leurs bardas qui nous passent au raz du nez. Une plaque de base de 81 suit, rebondissant de rocher en rocher. Ils s’allégent pour tenter d’utiliser le même chemin que nous. Quelques uns s’écraseront en bas, leur liane surchargée arrachée. Vers la source, le feu faiblit puis s’éteint. Arrivé en bas, je regroupe mon monde et j’examine le terrain. Nous sommes dans un vaste chaos de rochers , couvert d’arbustes rabougris, qu’il nous faut d’abord traverser avant d’atteindre « la vallée ». Elle est là maintenant, devant nous, large de 50 à 60 mètres. De l’autre coté, des arbustes et des bambous, qui doivent enserrer un ruisseau, puis une colline couverte d’herbe à paillote, avec une ligne de crête parallèle aux calcaires. 477 doit être sur un second mouvement de terrain, 1000 mètres au-delà.
Sur notre droite, des bruits de pierres qui roulent et des voix étouffées, on vient. Nous prenons position, prêts à tirer. Les broussailles s’agitent et je vois déboucher une vingtaine de goumiers… ainsi que le Colonel Le Page ! Ce n’est guère le moment de lui demander comment il est arrivé là, certainement pas par les lianes. Pour l’instant il s’agit de franchir les 60 mètres de découvert et de grimper la colline. Dés que les partisans sortent la tête des rochers, des rafales partent de la ligne d’arbustes en face de nous. Les Viets sont décidément partout. Mais je me dis que, dans ce fond de vallée, ce ne peut être une position établie, que nous avons seulement en face de nous, une troupe de bo-doïs en déplacement, sans doute un renfort qui se dirige vers la sortie de Co Xa. Il faut leur rentrer dedans avant qu’ils ne s’organisent et ne soient plus nombreux. Pour l’assaut, je place en vitesse mon groupe en ligne derrière les premiers rochers, et demande aux goumiers et à leur F.M. de prendre position à ma droite.
- On va faire Camerone ! me lance une voix.
Je me retourne. C’est le Colonel Le Page, Colt 45 au poing, qui s’accroupit derrière un rocher, prêt à une héroïque défense. Je suis estomaqué. On sort à peine de ce putain de cirque ou il s’est laissé cerner, qu’aux premiers coups de feu il songe encore à faire le cercle. Nous n’avons quand même pas 2.000 mexicains en face de nous, à peine une section viet…pour l’instant. Je lui réponds sèchement :
- L’objectif c’est de rejoindre la colonne Charton, mon Colonel, pas de résister sur place. Il faut passer, et rapidement.
- Vous avez raison, me dit-il avec lassitude.
A mon signal, notre feu hache les feuillages d’en face, puis on bondit immédiatement, mitraillant la lisière en courant. Les branches s’agitent, en face ça fout le camp, nous enjambons quelques cadavres de bo-doïs affalés dans le ruisseau, et je lance sans attendre mon groupe sur la pente."
Source : Stien (Louis), Les soldats oubliés (Albin Michel 1993) pages 58 à 62.
Nota : Contrairement à ce qu'a pu dire Serge Desbois, il ne me semble pas possible que le Lt Stien ait tenté un débordement en descendant le talweg situé derrière l'éperon rocheux situé au centre de la photo ci dessous. Etant donné qu'il était présent aux côtés du capitaine Jeanpierre en dessous du goulet, lorsque ce dernier a ordonné au capitaine Garrigues de tenter un débordement par la droite (nord), il est inimaginable que le Lt Stien soit remonté sur 3 ou 400 m jusqu'à la cuvette inférieure (en cours d'investissement par le vietminh qui descendait de la crête 760 - 765), puis ait emprunté le talweg parallèle plus au sud qui au demeurant, comme Antoine Baudot a pu le constater, débouche lui aussi sur un à-pic. Il est donc plus probable que la descente du Lt Stien se soit opérée aux abords immédiats du sentier principal, dans un premier temps en s'accrochant à la paroi puis ensuite en utilisant les lianes qui pendent. De plus, si d'aventure il était remonté pour passer dans l'autre talweg prolongeant vers le sud la cuvette inférieure, il n'aurait pu retrouver le Lcl Le Page au pied des rochers tant en raison de la végétation que de la présence de soldats vietminh qui s'installaient déjà au pied de la crête du Quichan...
Sur la photo montrant la zone par laquelle est descendu le Lt Stien et qui a été prise depuis le secteur droit (nord) par où la compagnie du BEP a tenté de déborder, on voit bien la nature du terrain.
Le Commandant Cornuault, pour sa part, nous a précisé ne plus se souvenir exactement par où il était passé pour descendre... Initialement installé au niveau de la zone de regroupement des blessés, il a suivi en claudiquant la descente des survivants pour parvenir dans la vallée.
Les unités se mettent sans bruit en place. En tête la 2 et le Peloton. Puis le P.C., la 3 et la 1ère, la CCB suivra. La mise en place a été plus longue que prévue, il est 4h30 lorsque la progression commence. Je suis la 2 avec Jeanpierre. Dans le silence absolu, j’entends distinctement la sommation d’une sentinelle viet :
- Halte là !
Et c’est le déchaînement de toutes les armes, les hurlements d’assaut, les cris de douleurs et de rage, un vacarme incroyable. Une densité de feu et d’explosions extraordinaire, que l’écho transforme en un terrifiant tonnerre. Les traceuses zèbrent la nuit tandis que le flash des grenades éclaire des ombres qui courent, tirent et s’effondrent. Les Viets résistent toujours aux assauts forcenés de la 2 et du Peloton. Jeanpierre lance la 3 et la 1ère. Le feu ne faiblit pas. Pour chaque légionnaire, il s’agit d’aller plus loin que le camarade qui est tombé devant lui. Le jour grisaille. Les compte rendus dramatiques arrivent : le Capitaine Bouyssou est tué, le Capitaine de St Etienne aussi, les pertes sont très lourdes.
Le jour est maintenant complètement levé. Les Légionnaires peuvent un peu manœuvrer, choisir le rocher de leur prochain bond, ajuster leur adversaire le plus proche et lui faire éclater la tête qui seule dépasse des rochers. Cloués au sol par un feu d’une densité inouïe, le 1ère Cie glisse vers la droite pour tenter de trouver un passage.
Le sentier sans doute utilisé par la 1ère cie pour déborder par la droite la descente du goulet
(Photo JLM)
C’est sans doute le moment pour mon groupe d’utiliser mon itinéraire d’alpiniste, à gauche. J’en informe Jeanpierre.
- Essayez. Rendez-vous à 477.
La zone de débordement du Lt Stien, immédiatement à gauche de la descente du goulet
(Photo JLM)
La Croix Vaubois est de la tentative. Nous empoignons les lianes et prenons pied un par un sur l’étroite corniche en contre-bas. Plaqués à la paroi, nous progressons pour trouver un emplacement favorable à la deuxième descente. Des cris résonnent au dessus de nous, des visages sombrent nous surplombent. C’est un petit groupe de tirailleurs, qui jacasse, surexcité, en nous montrant. Tandis que nous nous laissons glisser à nouveau, suspendus à d’autres lianes, les marocains balancent leurs bardas qui nous passent au raz du nez. Une plaque de base de 81 suit, rebondissant de rocher en rocher. Ils s’allégent pour tenter d’utiliser le même chemin que nous. Quelques uns s’écraseront en bas, leur liane surchargée arrachée. Vers la source, le feu faiblit puis s’éteint. Arrivé en bas, je regroupe mon monde et j’examine le terrain. Nous sommes dans un vaste chaos de rochers , couvert d’arbustes rabougris, qu’il nous faut d’abord traverser avant d’atteindre « la vallée ». Elle est là maintenant, devant nous, large de 50 à 60 mètres. De l’autre coté, des arbustes et des bambous, qui doivent enserrer un ruisseau, puis une colline couverte d’herbe à paillote, avec une ligne de crête parallèle aux calcaires. 477 doit être sur un second mouvement de terrain, 1000 mètres au-delà.
L'étroite vallée intermédiaire entre la falaise et la crête du Qui Chan
(Photo JLM)
La ligne de crête du Qi Chan sur laquelle la compagnie Viltard a recueilli et orienté les rescapés
(Photo JLM)
Sur notre droite, des bruits de pierres qui roulent et des voix étouffées, on vient. Nous prenons position, prêts à tirer. Les broussailles s’agitent et je vois déboucher une vingtaine de goumiers… ainsi que le Colonel Le Page ! Ce n’est guère le moment de lui demander comment il est arrivé là, certainement pas par les lianes. Pour l’instant il s’agit de franchir les 60 mètres de découvert et de grimper la colline. Dés que les partisans sortent la tête des rochers, des rafales partent de la ligne d’arbustes en face de nous. Les Viets sont décidément partout. Mais je me dis que, dans ce fond de vallée, ce ne peut être une position établie, que nous avons seulement en face de nous, une troupe de bo-doïs en déplacement, sans doute un renfort qui se dirige vers la sortie de Co Xa. Il faut leur rentrer dedans avant qu’ils ne s’organisent et ne soient plus nombreux. Pour l’assaut, je place en vitesse mon groupe en ligne derrière les premiers rochers, et demande aux goumiers et à leur F.M. de prendre position à ma droite.
- On va faire Camerone ! me lance une voix.
Je me retourne. C’est le Colonel Le Page, Colt 45 au poing, qui s’accroupit derrière un rocher, prêt à une héroïque défense. Je suis estomaqué. On sort à peine de ce putain de cirque ou il s’est laissé cerner, qu’aux premiers coups de feu il songe encore à faire le cercle. Nous n’avons quand même pas 2.000 mexicains en face de nous, à peine une section viet…pour l’instant. Je lui réponds sèchement :
- L’objectif c’est de rejoindre la colonne Charton, mon Colonel, pas de résister sur place. Il faut passer, et rapidement.
- Vous avez raison, me dit-il avec lassitude.
A mon signal, notre feu hache les feuillages d’en face, puis on bondit immédiatement, mitraillant la lisière en courant. Les branches s’agitent, en face ça fout le camp, nous enjambons quelques cadavres de bo-doïs affalés dans le ruisseau, et je lance sans attendre mon groupe sur la pente."
Source : Stien (Louis), Les soldats oubliés (Albin Michel 1993) pages 58 à 62.
Nota : Contrairement à ce qu'a pu dire Serge Desbois, il ne me semble pas possible que le Lt Stien ait tenté un débordement en descendant le talweg situé derrière l'éperon rocheux situé au centre de la photo ci dessous. Etant donné qu'il était présent aux côtés du capitaine Jeanpierre en dessous du goulet, lorsque ce dernier a ordonné au capitaine Garrigues de tenter un débordement par la droite (nord), il est inimaginable que le Lt Stien soit remonté sur 3 ou 400 m jusqu'à la cuvette inférieure (en cours d'investissement par le vietminh qui descendait de la crête 760 - 765), puis ait emprunté le talweg parallèle plus au sud qui au demeurant, comme Antoine Baudot a pu le constater, débouche lui aussi sur un à-pic. Il est donc plus probable que la descente du Lt Stien se soit opérée aux abords immédiats du sentier principal, dans un premier temps en s'accrochant à la paroi puis ensuite en utilisant les lianes qui pendent. De plus, si d'aventure il était remonté pour passer dans l'autre talweg prolongeant vers le sud la cuvette inférieure, il n'aurait pu retrouver le Lcl Le Page au pied des rochers tant en raison de la végétation que de la présence de soldats vietminh qui s'installaient déjà au pied de la crête du Quichan...
A gauche du chicot calcaire, l'itinéraire de débordement envisagé par Serge Desbois...
(Photo JLM)
Sur la photo montrant la zone par laquelle est descendu le Lt Stien et qui a été prise depuis le secteur droit (nord) par où la compagnie du BEP a tenté de déborder, on voit bien la nature du terrain.
Le Commandant Cornuault, pour sa part, nous a précisé ne plus se souvenir exactement par où il était passé pour descendre... Initialement installé au niveau de la zone de regroupement des blessés, il a suivi en claudiquant la descente des survivants pour parvenir dans la vallée.
La fin de la descente du goulet (saignée verte) vue depuis le hameau de Coc Xa
(Photo JLM)
Dans tous les cas de figure, il est évident que la "zone de descente" de la falaise ne doit pas être très large car très rapidement on est confronté à une dalle à-pic.
34) La percée vue par le sous-lieutenant de Pirey (1er Tabor) :
Tout comme le lieutenant Stien, le sous-lieutenant de Pirey (sous les ordres de son commandant de goum, le lieutenant Spor et non le capitaine Boileau comme il est dit à tort dans de nombreux documents) est parvenu à descendre dans la vallée de Quang Liet en descendant la falaise, mais en ce qui le concerne un peu au nord du sentier. Le récit qu'il nous fait des événements est poignant... Lors de mon échange avec lui, le vieux soldat submergé par l'émotion plus de soixante ans après, a du s'interrompre incapable de parler...
" Il est trois heures du matin. Depuis la tombée de la nuit, la fusillade persiste dans la vallée, près de la colline 477 où Charton s'accroche.
En file indienne, les légionnaires du Ier BEP commencent à tâter le débouché des calcaires de Coc Xa tandis qu'un peu partout Goumiers et tirailleurs se regroupent par petits paquets et attendent silencieux, soudés aux rochers.
En face, dans l'ombre complice, les Viets aux aguets épient nos sentinelles. Spor m'envoie porter au commandant ce message écrit que j'ai conservé par la suite : " Pouvons difficilement décrocher ce soir. Les Viets ont déjà essayé de monter vers nous ; nous les avons entendus parler."
Maintenant je ne vais plus pouvoir dire qu'imparfaitement ce qui s'est passé durant le corps-à-corps informe qui va suivre... Mon Goum est presque serre file général de la colonne ; seule nous suit une compagnie de tirailleurs très affaiblie...
Le jour s'est levé trop vite sur l'entassement de soldats qui s'engouffrent par l'étroit sentier à travers les calcaires. Aussitôt, de tous les pitons rocheux qui encerclent le passage obligé, les armes automatiques ennemies déclenchent un feu puissant, un tir de battue au lapin dans un coin giboyeux de Sologne. Leurs mortiers, remarquablement réglés, pilonnent le sentier et font un carnage.
A ce moment précis, plusieurs centaines de Vietminhs, armés de mitraillette et de grenades, donnent l'assaut par l'Est en dévalant comme des cailloux du haut des rochers. Enivrés de choum (nous le saurons avec certitude plus tard) ils tirent à l'aveuglette tandis que les nôtres ripostent avec difficulté.
Les hauteurs sud-Est d'où sont descendus les Viets dès le décrochage...
(Photo JLM)
Le capitaine Deminière, commandant notre Goum de commandement et d'accompagnement est resté sur place et fait effectuer, imperturbable, des tirs de contre-batterie, vers les Vietminhs, avec un mortier de 81 mm. Il abat d'un coup de pistolet un bo-doï qui le visait mais quoique blessé à mort celui-ci se redresse une dernière fois et crible l'officier d'une rafale de pistolet-mitrailleur. Deminière avant de mourir, ébauche un signe de croix...
Des arbres qui longent le défilé pleuvent des grenades lancées par des mains invisibles. de temps en temps un cadavre adverse tombé du ciel, tué on ne sait par qui. Dans cet imbroglio indescriptible, où les coups partent dans tous les sens, comment discerner où sont les amis, où sont les adversaires ? Ce n'est plus qu'une âpre lutte pour survivre, avec une idée fixe : passer quand même, et un mirage : la sortie de la gorge.
Un vallon bordé par une végétation luxuriante favorable à l'ennemi...
(Photo JLM)
Alors que mon goum s'engouffre à son tour dans le passage étroit, que nos hommes progressent entre des blessés et des cadavres, le commandant Labataille, adjoint du colonel, pistolet au poing, hurle à Spor :
- "Les Viets arrivent par l'Est sur nos positions abandonnées pour nous contourner ; en bas de la gorge le BEP est assailli de toutes parts et va être anéanti... Le colonel vient de donner l'ordre à Feaugas de charger à son tour pour essayer d'épauler ce qui reste des légionnaires... mais la colonne est presque stoppée... Pour l'instant, vite, remontez vers le col avec votre Goum et tâchez de contenir l'avance des assaillants..."
- "Les Viets arrivent par l'Est sur nos positions abandonnées pour nous contourner ; en bas de la gorge le BEP est assailli de toutes parts et va être anéanti... Le colonel vient de donner l'ordre à Feaugas de charger à son tour pour essayer d'épauler ce qui reste des légionnaires... mais la colonne est presque stoppée... Pour l'instant, vite, remontez vers le col avec votre Goum et tâchez de contenir l'avance des assaillants..."
Sans doute le "col" commandant l'accès au défilé...
(Photo JLM)
L'étau se resserre à chaque instant davantage, la nasse risque de garder la proie que nous sommes.
Tandis qu'un élément de compagnie, conduit par un gradé aux yeux hagards qui a perdu son sang froid, reflue vers les calcaires en direction de nos positions du matin pour y attendre, comme il nous le crie, que ça se calme un peu, mon unité remonte lentement la piste ravagée, souillée de débris, et s'installe en position défensive face au col, pour contenir l'assaut vietminh, imminent, sur notre arrière garde.
A cet instant, nous pensons que la dernière chance de rejoindre la vallée vient de nous être retirée...
L'adjudant Orsini, stupéfiant de calme et de sang froid, vient de recevoir un éclat de grenade près de l'oeil droit et à une question inquiète de ma part, car le sang coule près de l'arcade, il me lance avec sa gouaille habituelle : "Ce n'est rien, j'y vois encore, leur tir manque de précision."
Des tirailleurs marocains, installés non loin de notre position, aperçoivent dans la pénombre, sur un chicot calcaire, des hommes qui grimpent. Ils braquent leurs armes sur ces Viets imprudents et commencent un feu meurtrier. Comme le leur crie Loubès, qui essaie de les arrêter en hurlant, il s'agit d'une tragique méprise : c'est un petit élément du BEP qui, enlevé par un gradé audacieux essayait de coiffer une des armes lourdes adverses, repérée dans le rocher. Les parachutistes ont été agressés par des amis ! Il ne faut pas cependant accabler ces tireur : lorsque la mêlée atteint u tel degré d'intensité les liaisons n'existent plus, les radios se taisent, les porteurs d'ordres meurent sans avoir rempli leur mission et le danger des méprises grandit démesurément.
Le jour perce à travers un voile de brume.
Le feu continue, de tous côtés, de plus en plus nourri. Parmi les sections organisées, gardées bien en main par leurs vieux cadres éprouvés, qui continuent à manœuvrer et à combattre, commence d'osciller le troupeau affolé des hommes dont les chefs sont morts ou hors de combat.
Lorsque le colonel Le Page a donné l'ordre à Feaugas, commandant le 1er tabor, de forcer le passage de Coc Xa que les Vietminh contrôlent à nouveau après la percée sanglante du 1er BEP, il a ajouté :
- "Je compte sur vous pour l'honneur des Goums..."
Feaugas a alors interpellé Jeanpierre de retour de l'enfer avec quelques légionnaires valides :
- "Indique moi sur la carte le meilleur itinéraire possible... " et le capitaine Jeanpierre, qui a remplacé le commandant Segrétain, hors de combat, à la tête du BEP, de répliquer :
"Tu n'as qu'à suivre les cadavres, ils t'indiqueront le chemin !".
Sur ordre de Feaugas, puis de Raval, Villeneuve son adjoint du 59° Goum s'est engouffré depuis un moment, en tête du 1er tabor, vers la sortie du défilé où les débris du BEP mènent encore un combat sans merci. Autour de lui, il voit ses goumiers, soumis à un tir meurtrier, commencer à se désunir. Alors il fait entonner la Fathia.
Du plus profond de la gorge maudite jusqu'aux têtes du défile, où tiennent encore un élément de tirailleurs et mon Goum, monte en un rugissement angoissé cette prière de l'agonie, cet appel suprême du désespéré à Dieu ; c'est aussi l'acceptation de la mort, donc la détermination de tenter l'impossible pour survivre : le Goumiers n'ont chanté que deux ou trois fois cette mélopée lugubre tout au long de leurs dures campagnes passées : elle n'en n'est que plus poignante.
Alors, fait surprenant, malgré la confusion totale, un ordre nous parvient par porteur ; celui d'essayer de descendre à notre tour les calcaires abrupts qui surplombent la vallée, mais à droite du sentier. Il n'y a paraît il, plus d'autre solution possible. c'est l'aventure totale, à l'aveuglette. Trois cents hommes environ, les serre-filles de la colonne Le Page l'ont vécue.
Dès le petit matin, avant de recevoir l'ordre de remonter vers la source, mon goum avait par trois fois donné l'assaut à l'endroit précis où nous allons tenter de passer. Nous avions du refluer, exténués, après avoir perdu dix tués et plusieurs dizaines de blessés et l'à-pic vertical nous semblait impossible à descendre.
Nous revoilà maintenant près de la paillote effondrée d'où nous avions débouché. Les cadavres des nôtres et ceux des Viets jonchent toujours le sol. je me retrouve momentanément avec quelques goumiers à l'abri d'un petit rocher providentiel. A quelques pas, un très jeune éclaireur de la section Loubès qui aidait un camarade blessé à se relever s'abat comme une masse : une balle de mitrailleuse a ravagé son fin visage dont la mâchoire a été emportée ; seuls restent intacts ses yeux étonnés de mort encore vivant, qui me fixent incrédules. Depuis, j'ai toujours gardé son regard en mémoire qui semblait m'appeler à l'aide. Une autre balle l'atteint au ventre : c'est fini.
Près de la source, autour des blessés intransportables, aux traits tirés par la souffrance et par la peur, les médecins des bataillons qui ont décidé d'accomplir leur devoir jusqu'au bout, ont fait planter les emblèmes de la Croix Rouge et continuent à panser et à secourir, sous les balles et les éclats de mortier. Les blessés étendus à découvert sont atteints à nouveau, certains tués.
Avec le radio du goum et trois fidèles, je décide de tenter la descente, même si nous devons y laisser la peau. L'angoisse d'être fait prisonnier m'étreint. Je n'arrive pas à retrouver Spor dans la mêlée.
Brusquement, je bute sur un cadavre de légionnaire et m'étend de tout mon long sur lui. Une sueur froide m'inonde le dos quand je me relève en prenant appui sur la peau morte... Fascinés, mes yeux se fixent sur la tête de l'homme, trouée à hauteur de l'oreille, des cheveux crépus, un teint mat, des traits fins... C'est John, le chanteur noir du Pasteur ! Sur ses lèvres violettes erre un inexprimable sourire. Je reprends difficilement mes esprits. Une rafale d'arme automatique cingle la terre et crible le cadavre de John qui me semble frémir comme s'il était encore vivant pis une grenade éclate très près mais je ne ressens que quelques piqûres légères dans mes jambes infectées par les dartres et les morsures de sangsues. Je me répète : ne pas s'attarder, ne pas s'attarder... et m'éloigne en titubant pour rejoindre mes goumiers qui me jettent un regard inquiet, sans comprendre.
Alors que par bonds nous passons devant quelques civières en plein dans le champ de tir adverse, un Français couvert de bandages nous hurle :
- "Je vois les Viets. Vous ne passerez pas. Vous allez y rester. Nous sommes tous foutus."
Un goumier flanche et reste sur place ; il y sera tué quelques instants plus tard. Enfin je me retrouve au bord du précipice au milieu de tirailleurs et de légionnaires isolés, un peu à l'abri du feu meurtrier. C'est un réveil étonnant : tout d'un coup la fusillade semble lointaine, presque irréelle, assourdie qu'elle est par les rochers et les ombrages; Mais nous savons trop bien que l'ennemi nous talonne et nous n'osons pas prendre un instant pour souffler.
A quelques exceptions près, la descente périlleuse s'amorce presque dans l'ordre, en tous cas dans le calme. Elle n'en n'est pas moins terrible !
Un goumier, devenu fou, se lance dans le vide.
Le plus jeune sous-officier de mon goum, que je viens de rejoindre, assis un bâton entre les jambes, me dit d'une vois madrée de paysan, avec une complète inconscience de la situation :
- Venez vous reposer un peu mon lieutenant, il fait bon ici !
Il a certes bien fait de "se reposer" en cet instant mal choisi et de savourer ce bref moment de détente car, vingt quatre heures plus tard, grièvement blessé à la jambe, il mourra prisonnier...
Pour la descente des calcaires, je fais par hasard, tandem avec un caporal du BEP, blessé mais agile, qui s'est retrouvé à mes côtés. Il s'agit de dégringoler depuis Coc Xa vers la vallée à plusieurs centaines de mètres en contrebas.
Tout au long des cinquante mètres verticaux qui représentent le passage le plus périlleux, il me passera sa radio, qu'il ne veut pas abandonner, s'assurera, descendra de quelques centimètres, reprendra son poste 300, hélas inerte (aux piles épuisées) et ma carabine, puis je le rejoindrai à mon tour et ainsi de suite... descente d'alpiniste confirmé (mais je n'en suis pas un !) alors que les Viets, meute hurlante et acharnée, recommencent à balancer des grenades le long de la paroi.
Là un corps tombe comme une masse, entraînant dans sa chute un homme agrippé à la roche. ici, casse une liane ou une mince corde récupérée sur un parachuté et ce qui était au bout s'effondre avec un bruit mat.
Tout à coup, parmi les cris qui fusent, un hurlement plus déchirant encore l un vieux goumier barbu, qui n'a pas voulu lâcher la plaque de base de mortier de 81 dont il avait la charge fait le grand plongeon. La lourde pièce d'acier nous frôle comme une météorite et aplatit en bas un malheureux qui se croyait provisoirement tiré d'affaires. Le barbu bat l'air de ses bras comme un pantin désarticulé et après avoir ricoché, s'écrase près de son fardeau meurtrier.
Mon pied touche déjà un sol presque aplani. Aux hurlements des nôtres répondent ceux des Viets qui exterminent ou capturent nos camarades retardataires ou blessés. Mais les autochtones, les "singes" de la zone frontière, n'oseront pas prendre le chemin infernal que nous avons jalonné de notre sang et ce sera pour quelques instants notre chance.
Alors que nous nous regroupons péniblement par lambeaux d'unités au pied des calcaires, les "bouchons" ennemis qui se sont installés plus haut nous harcèlent à leur tour, mais les armes lourdes ennemies, en batterie dans les rochers de Coc Xa, se taisent peu à peu, car le brouillard tenace qui empêche l'aviation de nous appuyer et de nous parachuter vivres et munitions, vient aussi à notre secours en noyant les cimes du défilé.
On entend là haut le son aigrelet des clairons vietminh : sans doute la curée e-t-elle commencé..."
Source : De Pirey (Charles Henry), La route morte (Indo Editions 2010) pages 151 à 156.
Des tirailleurs marocains, installés non loin de notre position, aperçoivent dans la pénombre, sur un chicot calcaire, des hommes qui grimpent. Ils braquent leurs armes sur ces Viets imprudents et commencent un feu meurtrier. Comme le leur crie Loubès, qui essaie de les arrêter en hurlant, il s'agit d'une tragique méprise : c'est un petit élément du BEP qui, enlevé par un gradé audacieux essayait de coiffer une des armes lourdes adverses, repérée dans le rocher. Les parachutistes ont été agressés par des amis ! Il ne faut pas cependant accabler ces tireur : lorsque la mêlée atteint u tel degré d'intensité les liaisons n'existent plus, les radios se taisent, les porteurs d'ordres meurent sans avoir rempli leur mission et le danger des méprises grandit démesurément.
Le jour perce à travers un voile de brume.
Le feu continue, de tous côtés, de plus en plus nourri. Parmi les sections organisées, gardées bien en main par leurs vieux cadres éprouvés, qui continuent à manœuvrer et à combattre, commence d'osciller le troupeau affolé des hommes dont les chefs sont morts ou hors de combat.
Lorsque le colonel Le Page a donné l'ordre à Feaugas, commandant le 1er tabor, de forcer le passage de Coc Xa que les Vietminh contrôlent à nouveau après la percée sanglante du 1er BEP, il a ajouté :
- "Je compte sur vous pour l'honneur des Goums..."
Feaugas a alors interpellé Jeanpierre de retour de l'enfer avec quelques légionnaires valides :
- "Indique moi sur la carte le meilleur itinéraire possible... " et le capitaine Jeanpierre, qui a remplacé le commandant Segrétain, hors de combat, à la tête du BEP, de répliquer :
"Tu n'as qu'à suivre les cadavres, ils t'indiqueront le chemin !".
Le chemin jalonné par les cadavres du BEP commençait là...
(Photo JLM)
Sur ordre de Feaugas, puis de Raval, Villeneuve son adjoint du 59° Goum s'est engouffré depuis un moment, en tête du 1er tabor, vers la sortie du défilé où les débris du BEP mènent encore un combat sans merci. Autour de lui, il voit ses goumiers, soumis à un tir meurtrier, commencer à se désunir. Alors il fait entonner la Fathia.
Du plus profond de la gorge maudite jusqu'aux têtes du défile, où tiennent encore un élément de tirailleurs et mon Goum, monte en un rugissement angoissé cette prière de l'agonie, cet appel suprême du désespéré à Dieu ; c'est aussi l'acceptation de la mort, donc la détermination de tenter l'impossible pour survivre : le Goumiers n'ont chanté que deux ou trois fois cette mélopée lugubre tout au long de leurs dures campagnes passées : elle n'en n'est que plus poignante.
Alors, fait surprenant, malgré la confusion totale, un ordre nous parvient par porteur ; celui d'essayer de descendre à notre tour les calcaires abrupts qui surplombent la vallée, mais à droite du sentier. Il n'y a paraît il, plus d'autre solution possible. c'est l'aventure totale, à l'aveuglette. Trois cents hommes environ, les serre-filles de la colonne Le Page l'ont vécue.
Dès le petit matin, avant de recevoir l'ordre de remonter vers la source, mon goum avait par trois fois donné l'assaut à l'endroit précis où nous allons tenter de passer. Nous avions du refluer, exténués, après avoir perdu dix tués et plusieurs dizaines de blessés et l'à-pic vertical nous semblait impossible à descendre.
La zone située à droite du sentier...
(Photo JLM)
Nous revoilà maintenant près de la paillote effondrée d'où nous avions débouché. Les cadavres des nôtres et ceux des Viets jonchent toujours le sol. je me retrouve momentanément avec quelques goumiers à l'abri d'un petit rocher providentiel. A quelques pas, un très jeune éclaireur de la section Loubès qui aidait un camarade blessé à se relever s'abat comme une masse : une balle de mitrailleuse a ravagé son fin visage dont la mâchoire a été emportée ; seuls restent intacts ses yeux étonnés de mort encore vivant, qui me fixent incrédules. Depuis, j'ai toujours gardé son regard en mémoire qui semblait m'appeler à l'aide. Une autre balle l'atteint au ventre : c'est fini.
Près de la source, autour des blessés intransportables, aux traits tirés par la souffrance et par la peur, les médecins des bataillons qui ont décidé d'accomplir leur devoir jusqu'au bout, ont fait planter les emblèmes de la Croix Rouge et continuent à panser et à secourir, sous les balles et les éclats de mortier. Les blessés étendus à découvert sont atteints à nouveau, certains tués.
Avec le radio du goum et trois fidèles, je décide de tenter la descente, même si nous devons y laisser la peau. L'angoisse d'être fait prisonnier m'étreint. Je n'arrive pas à retrouver Spor dans la mêlée.
Brusquement, je bute sur un cadavre de légionnaire et m'étend de tout mon long sur lui. Une sueur froide m'inonde le dos quand je me relève en prenant appui sur la peau morte... Fascinés, mes yeux se fixent sur la tête de l'homme, trouée à hauteur de l'oreille, des cheveux crépus, un teint mat, des traits fins... C'est John, le chanteur noir du Pasteur ! Sur ses lèvres violettes erre un inexprimable sourire. Je reprends difficilement mes esprits. Une rafale d'arme automatique cingle la terre et crible le cadavre de John qui me semble frémir comme s'il était encore vivant pis une grenade éclate très près mais je ne ressens que quelques piqûres légères dans mes jambes infectées par les dartres et les morsures de sangsues. Je me répète : ne pas s'attarder, ne pas s'attarder... et m'éloigne en titubant pour rejoindre mes goumiers qui me jettent un regard inquiet, sans comprendre.
Alors que par bonds nous passons devant quelques civières en plein dans le champ de tir adverse, un Français couvert de bandages nous hurle :
- "Je vois les Viets. Vous ne passerez pas. Vous allez y rester. Nous sommes tous foutus."
Un goumier flanche et reste sur place ; il y sera tué quelques instants plus tard. Enfin je me retrouve au bord du précipice au milieu de tirailleurs et de légionnaires isolés, un peu à l'abri du feu meurtrier. C'est un réveil étonnant : tout d'un coup la fusillade semble lointaine, presque irréelle, assourdie qu'elle est par les rochers et les ombrages; Mais nous savons trop bien que l'ennemi nous talonne et nous n'osons pas prendre un instant pour souffler.
Une vue réduite depuis l'à-pic...
(Photo JLM)
A quelques exceptions près, la descente périlleuse s'amorce presque dans l'ordre, en tous cas dans le calme. Elle n'en n'est pas moins terrible !
Un goumier, devenu fou, se lance dans le vide.
Le plus jeune sous-officier de mon goum, que je viens de rejoindre, assis un bâton entre les jambes, me dit d'une vois madrée de paysan, avec une complète inconscience de la situation :
- Venez vous reposer un peu mon lieutenant, il fait bon ici !
Il a certes bien fait de "se reposer" en cet instant mal choisi et de savourer ce bref moment de détente car, vingt quatre heures plus tard, grièvement blessé à la jambe, il mourra prisonnier...
Pour la descente des calcaires, je fais par hasard, tandem avec un caporal du BEP, blessé mais agile, qui s'est retrouvé à mes côtés. Il s'agit de dégringoler depuis Coc Xa vers la vallée à plusieurs centaines de mètres en contrebas.
La zone finale de descente probable du sous-lieutenant de Pirey
(Photo JLM)
Là un corps tombe comme une masse, entraînant dans sa chute un homme agrippé à la roche. ici, casse une liane ou une mince corde récupérée sur un parachuté et ce qui était au bout s'effondre avec un bruit mat.
Tout à coup, parmi les cris qui fusent, un hurlement plus déchirant encore l un vieux goumier barbu, qui n'a pas voulu lâcher la plaque de base de mortier de 81 dont il avait la charge fait le grand plongeon. La lourde pièce d'acier nous frôle comme une météorite et aplatit en bas un malheureux qui se croyait provisoirement tiré d'affaires. Le barbu bat l'air de ses bras comme un pantin désarticulé et après avoir ricoché, s'écrase près de son fardeau meurtrier.
Le pied de la falaise où sont sont écrasés bien des soldats...
(Photo JLM)
Mon pied touche déjà un sol presque aplani. Aux hurlements des nôtres répondent ceux des Viets qui exterminent ou capturent nos camarades retardataires ou blessés. Mais les autochtones, les "singes" de la zone frontière, n'oseront pas prendre le chemin infernal que nous avons jalonné de notre sang et ce sera pour quelques instants notre chance.
Alors que nous nous regroupons péniblement par lambeaux d'unités au pied des calcaires, les "bouchons" ennemis qui se sont installés plus haut nous harcèlent à leur tour, mais les armes lourdes ennemies, en batterie dans les rochers de Coc Xa, se taisent peu à peu, car le brouillard tenace qui empêche l'aviation de nous appuyer et de nous parachuter vivres et munitions, vient aussi à notre secours en noyant les cimes du défilé.
On entend là haut le son aigrelet des clairons vietminh : sans doute la curée e-t-elle commencé..."
Le sommet de la falaise dans le brouillard
(Photo JLM)
Source : De Pirey (Charles Henry), La route morte (Indo Editions 2010) pages 151 à 156.
Nota : En dépit de mes efforts, il m'a été impossible de situer avec précision les lieux décrits par le sous-lieutenant de Pirey lorsqu'il évoque les affrontements qui ont précédé sa descente vers la vallée. Les seules certitudes sont que son unité occupait le secteur nord de la cuvette de Coc Xa avant de décrocher, puis qu'il est descendu par la droite du vallon, c'est à dire dans le secteur nord...
Le fait qu'il y ait (au moins) deux sources, à savoir celle de la cuvette et celle en aval du goulet est un facteur de perturbations car le récit de Charles Henry de Pirey peut prêter à confusion... Il est toutefois possible que les blessés aient été laissés à deux endroits distincts : certains, intransportables, dans la cuvette près de la source amont (voir le témoignage du Lcl Le Page), d'autres descendus ou relevés à proximité de la source aval... Ceci pourrait expliquer pourquoi le médecin Lt Rouvière aurait été vu pour la dernière fois par le Lcl Dequier dans la clairière à proximité du gouffre et non dans la cuvette (cf. récit cité dans le livre Cao Bang du Lcl Le Page)... Encore une fois, nombreux sont les mystères dans cette affaire...
Je ne désespère pas toutefois de compléter ce billet par un croquis fait par Charles Henry de Pirey, si d'aventure je parviens à le rencontrer prochainement... Il aurait certes été possible en descendant la pente de s'approcher du "balcon" où a débuté le dernier tronçon de la descente, les 50 mètres vertigineux dont il parle dans son récit, mais pour des raisons évidentes de sécurité nous y avons renoncé... Le terrain situé à droite du sentier et qui ressemble à une clairière sur les photos Google Earth s'avère dans les faits extrêmement pentu et ce qui pouvait être pris pour de l'herbe n'est en fait que la cime des arbres ou des buissons... Un survol aérien de la zone par ULM permettrait bien évidemment d'affiner le positionnement des combattants sur le terrain et d'y voir plus clair... mais ceci est bien entendu une autre histoire...
Je tâcherai de compléter ce billet à mon retour en France à partir des informations que j'essaierai de trouver dans le dernier livre d'Amédée Thèvenet que j'ai laissé là bas... Tous les commentaires ou compléments pouvant aider à compléter le présent document sont bien entendu les bienvenus...
Mise à jour Mars 2018 :
Suite à la lecture de mon blog, monsieur Christophe Guyonnaud, passionné par l'histoire de l'Indochine, m'a aimablement communiqué deux photos qu'ils avait prises en face du hameau de Coc Xa montrant des tumulus qui aux dires des habitants recouvrent l'emplacement de fosses communes où auraient été enfouies les dépouilles de soldats tués pendant ces affrontements :
Mise à jour Mars 2018 :
Suite à la lecture de mon blog, monsieur Christophe Guyonnaud, passionné par l'histoire de l'Indochine, m'a aimablement communiqué deux photos qu'ils avait prises en face du hameau de Coc Xa montrant des tumulus qui aux dires des habitants recouvrent l'emplacement de fosses communes où auraient été enfouies les dépouilles de soldats tués pendant ces affrontements :
@ Christophe Guyonnaud
@ Christophe Guyonnaud
Je terminerai la mise à jour de ce billet avec cette photo rapportée par mon ami Bernard Teissier lors de son voyage de mars 2018 et qui montrent des ossements (morceau de machoire humaine) déposés sur le site de la source par un passant... là où ont été déposées les plaques commémoratives et les batonnets d'encens... :
@ Bernard Teissier
Je rappelle ce que Serge Desbois avait dit, à savoir que les habitants du hameau en contrevaas se plaignaient qu'à la saison des pluies des ossements de ce type étaient entraînés depuis le haut par le ruisssellement. Un vestige bien émouvant...
Bigeard a dit que le meilleur fantassin au monde était le soldat viet. On voit dans ces combats que ces fantassins ont bien retenus les leçons de leurs frères chinois et ont tenus la dragée haute à nos meilleurs bataillons ! les corps de tous les combattants français tombés en ces lieux ont ils été ramenés sur la RC4 puis enterrés je ne sais ou ( peu probable ) ou bien ont-ils étaient mis dans des fosses communes à proximité des lieux des combats ? Beaucoup d' émotion à la vue de ces photos ! merci pour ce travail de commémoration et de mémoire. Merci beaucoup.
RépondreSupprimerSi je me fie à ce qu'a écrit Serge Desbois (voir le forum de discussion consacré à son ouvrage -Livres de guerre), les corps de nos soldats mais aussi des unités vietnamiennes ont été brûlés sur place. Ceux qui sont tombés dans des endroits inaccessibles sont restés là bien évidemment, à la merci des bêtes... Les prisonniers qui remontaient vers le nord ont semble t-il été contraints à diverses reprises de contourner les lieux d'incinération car les vainqueurs ne voulaient pas qu'ils puissent estimer le volume des pertes subies...
SupprimerExcellente série de blog.Il me permet d'obtenir une image précise des événements.
RépondreSupprimerMonsieur Martin,
RépondreSupprimertrès bon documentaire, vous avez écrit: "Je ne désespère pas toutefois de compléter ce billet par un croquis fait par Charles Henry de Pirey, si d'aventure je parviens à le rencontrer prochainement..."
Etant le petit fils de Charles Henry Arnoulx de Pirey et ayant des contact réguliers avec lui, je peux vous aider à le contacter s'il le désire ou lui montrer votre blog et qu'il puisse vous aider par mon intermédiaire si cela vous intéresse.
Trés cordialement Ladislas
Merci beaucoup, mais comme vous ne m'avez pas laissé vos coordonnées je ne suis pas en mesure de donner suite à votre proposition. Cordialement.JLM
RépondreSupprimerQuel travail ! C'est comme si on y était..
RépondreSupprimeron a jamais autant parlé de nos anciens d indochine, continuez l excellent boulot !