Publié à l'occasion du cinquantenaire de la bataille, voici le témoignage de Jean Guisnel sur ses impressions lors de la visite du site :
Retour dans la cuvette
par JEAN GUISNEL À DIEN BIEN PHU
Publié le | Modifié le Le Point
Au sortir de la brume d'altitude, le petit avion a pris un virage sur l'aile pour mieux faire admirer l'ampleur de la scène. Et là, d'un seul coup d'oeil, on comprend ! Une grande plaine, une piste d'aviation et, tout autour, des reliefs en surplomb. Pour décrire la situation de Dien Bien Phu, Ho Chi Minh, le chef des communistes vietnamiens qui étaient en train de bouter les Français hors de l'Indochine, avait un jour renversé son casque et expliqué à ses visiteurs : « Dien Bien Phu, c'est une cuvette. » Eh oui ! Une cuvette de 18 kilomètres de long et de 8 de large, avec de grands bords en forme de montagne. Cinquante ans après la bataille qui allait marquer le début de la décolonisation de l'empire français, Dien Bien Phu est redevenu un modeste chef-lieu provincial, au coeur d'une région agricole.
La ville s'allonge autour d'une large avenue centrale bordée de petites échoppes d'artisans et de commerces en tout genre. Elle commence par un grand marché où se vendent les meilleures spécialités locales, du chien bien gras et croustillant qui se déguste en famille au lézard gecko macérant tête en bas dans une bouteille d'alcool de riz... « Ça donne de la force ! » assure la vendeuse. « Moins que celle-ci ! »glisse une voisine hilare à la langue bien pendue. Dans le jus jaunâtre, elle prétend avoir versé l'ingrédient le plus précieux de tous : de la bile d'ours. Appartenant à la minorité thaïe, elle porte le costume de la région : un corsage mauve sur une longue jupe noire. Haut sur le front, une coiffe noire est brodée de couleurs vives. Une large partie de la population de la région de Dien Bien Phu appartient à cette ethnie. On est ici tout près de la frontière laotienne, mais les flux commerciaux avec la Chine voisine sont tout aussi naturels. Si la viande vendue au marché est vietnamienne, les fruits sont chinois. Et les téléphones portables sont japonais, évidemment ! Le GSM est d'ailleurs le vrai signe de modernité, davantage que la voiture encore inaccessible ou la petite moto Honda qui sert à transporter des briques, une cage à poules ou une famille au complet. Et là, sur le petit pont Bailey qui n'a pas bougé depuis un demi-siècle, à l'endroit même où le chef désespéré de l'artillerie française, le lieutenant-colonel Charles Piroth, se donna la mort le 15 mars 1954, un goret faisant ses bons 100 kilos passe son chemin, furibard, mais néanmoins ficelé au porte-bagages d'un engin pétaradant. Dans les méandres de la rivière Nam Youm, on drague le sable. La nuit tombe tôt. A 18 heures, la ville est comme morte. Au restaurant, le menu complet est à 1,50 dollar, et la bouteille d'alcool de riz qui trône sur toutes les tables et fait office de réserve du patron titre ses 45 degrés et vaut 15 000 dongs (1 dollar). A ce prix, l'ivresse est générale...
La présence française n'est plus qu'un souvenir, dont on peine à trouver les traces. La langue ? On ne la parle plus. Les traces de la bataille ? La nature a tout dévoré, et les pièces les plus significatives sont enfermées au musée. Les Vietnamiens ont pour la bataille de Dien Bien Phu les mots que les Français ont pour celle de Valmy. La victoire est l'un des mythes fondateurs de l'Etat communiste vietnamien. C'est celle du peuple uni contre les envahisseurs. Essentiel dans la vulgate communiste, ce fait d'armes est davantage porté par le Parti que par l'armée. Et nulle part on n'entend de propos antifrançais. Indifférence... Sur les principaux points de la bataille, au PC du colonel de Castries, sur les fortins baptisés par les parachutistes de prénoms féminins (Huguette, Françoise, Eliane, Isabelle...) et dont il ne reste aucune trace, des plaques marquent le haut lieu, mais le propos reste clinique. « C'était une guerre classique entre des gens qui défendaient leur pays et des soldats venus d'ailleurs qui combattaient aux avant-postes de la guerre froide », commente un diplomate français.
Cinquante ans ont passé depuis les 56 jours d'enfer qui signèrent la fin d'une présence coloniale de quatre-vingts ans, humiliant encore une fois l'armée française. Peut-on alors imaginer entre les deux pays un geste aussi spectaculaire que la rencontre Kohl-Mitterrand à Verdun ou même la présence de Gerhard Schröder sur les plages du Débarquement en juin prochain ? Pour l'instant, c'est non... Jacques Chirac se rendra certes à Hanoi à la fin de l'année, mais aucune célébration bilatérale autre qu'un colloque d'historiens n'est prévue dans la capitale vietnamienne.
La situation est curieuse. Ni vindicte ni réconciliation... Pourquoi, d'ailleurs, employer ces mots puisque tout va mieux sans rien dire ? Les survivants de Dien Bien Phu n'ont pu compter que sur leurs propres forces pour honorer leurs frères d'armes restés sur le terrain. C'est à un légionnaire à la mémoire longue, le sergent-chef Rolf Rodel, décédé voilà cinq ans, que l'on doit la création d'un sobre mémorial impeccablement entretenu, dont le gardien est payé par l'ambassade de France à Hanoi. A quelques centaines de mètres de l'ancien PC du colonel de Castries, le calme de ce lieu impressionne. Au milieu des champs et du bruit de fond campagnard, cet obélisque trône depuis 1998.
C'est le principal lieu de pèlerinage des anciens combattants qui se rendent chaque année sur l'ancien champ de bataille, en rangs de plus en plus en clairsemés. Ils ne sont aujourd'hui guère plus de 1 000. Devant le monument, on en vient à se rappeler que, sur les 3 000 morts de la bataille côté français, nombreux furent les Allemands appartenant à la Légion étrangère et aussi les Vietnamiens enrôlés par le corps expéditionnaire. C'est un sujet tabou, dont les autorités vietnamiennes ne veulent pas entendre parler et que les Français se gardent bien d'évoquer.
En mai, pour l'anniversaire de la bataille, il n'y aura pas de cérémonie franco- vietnamienne. En 2003, le ministre délégué aux Anciens Combattants, Hamlaoui Mekachera, s'était rendu sur place. Un grand événement s'est produit à cette occasion : pour la première fois depuis le départ des Français, des officiers vietnamiens en tenue ont salué lorsque fut jouée « La Marseillaise ». Mais Mekachera a fait chou blanc quand il a voulu lancer au Vietnam l'idée de la « mémoire partagée ». En réalité, les communistes, qui continuent de tenir leur pays d'une main de fer, refusent que quiconque puisse prétendre s'associer à la célébration d'une victoire qu'ils continuent de percevoir comme l'un des fondements de leur légitimité. L'évocation de Dien Bien Phu appartient, côté vietnamien, au registre du politique et pas encore à celui de l'historique. Pour rappeler, par exemple, que cette guerre que les Français disent « d'Indochine » fut moins aux yeux des Vietnamiens une guerre contre les colonisateurs européens que la première étape d'une guerre anti-impérialiste de trente années...
Passons derrière la montagne, sur la commune de Tanh Binh. Cinq kilomètres à vol d'oiseau, 40 par la route. C'est de là, à partir de grottes creusées dans la glaise et la roche, que Giap parvint à mettre ses canons en batterie. Dans les rizières, des buffles tirent les charrues. Et dans l'ex-base de Giap, des ouvrières aux splendides vêtements trimbalent des sacs de terre, tandis que les hommes manient la pioche et la scie : on recreuse les galeries effondrées de la guerre ; on bétonne de faux sacs de sable, on consolide et on déblaie. Plus loin, on construit des logements pour accueillir les officiels et les touristes dans quelques semaines. C'est le décor du mythe fondateur que l'on reconstruit ici, entre la cabane de Giap rafistolée et celle, plus loin, de son conseiller chinois Wei Guoqing. A la table qui fut celle de Giap, on sert aux visiteurs une rouge concoction d'herbes de la forêt. La guerre est bien loin
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