jeudi 20 octobre 2022

Retour sur les combats de Tu Lê (5) : Le repli de Khau Pha à Muong Chen


Le parcours du 6° BPC


21 octobre :
Après son regroupement au col du Khau Pha, le bataillon reprend sa progression vers 3 h du matin et quitte le col en direction de Muong Chen.





A partir de 8 h l'arrière garde est accrochée à Chu Tin Van mais le bataillon ne peut bénéficier d'aucun appui aérien en raison de la météo défavorable.
Pendant son repli le bataillon est suivi de près par des élements ennemis qui tentent une nouvelle fois de le déborder afin de le couper en deux. Afin d'obliger l'ennemi à relacher sa pression le CBA Bigeard envoie son adjoint en avant sur l'axe de repli afin de préparer une série d'embuscades le long de l'itinéraire, les compagnies se repliant "en perroquet" à tour de rôle après le coup d'arrêt..
L'une de ces embuscades préparées par le capitaine Tourret a eu lieu précisemment au niveau de ce col au lieu dit Nam Man  :

Le col de Nam Man



Le village de Muong Chen est atteint en début d'après midi, le bataillon étant couvert par des éléments du poste qui se sont mis en place au col d'accès à la cuvette.


Arrivée d'un blesssé au village de Muong Chen


La halte du bataillon au poste de Muong Chen


A partir de 14 h l'aviation intervient et signale des  éléments vietminh sur les pitons Nord et Nord - ouest de Muong Chen. Progressivement, l'ennemi entreprend en effet le bouclage de la cuvette afin d'anéantir simultanément le bataillon et la garnison de supplétifs.
Le commandement annonce l'envoi d'un bataillon en direction de Muong Chen afin de renforcer le 6° BPC qui doit s'y installer en défensive.
Jugeant la position de Muong Chen indéfendable face à l'avancée du Vietminh, le CBA Bigeard décide de reprendre sa progression en direction de la Rivière noire à compter de 19 h.
Le CBA Bigeard donne alors l'ordre à l'adjudant Peyrol de tenir la position jusqu'à 22 h afin de lui permettre de s'exfiltrer.
L'attaque ennemie débute vers 21 h, peu après que le bataillon finisse son exfiltration à travers le dispositif ennemi qui se met en place en début de nuit sans parvenir du fait de l'obscurité à identifier les soldats français...

Le récit du combat livré ce soir là par l'adjudant Peyrol et ses hommes a été relaté par Bernard Fall dans son ouvrage : "Guerres d’Indochine", "France 1946/54, Amérique 1957/…" paru aux éditions « J’ai Lu ».

          " Pour permettre à la colonne Bigeard de gagner les quelques précieuses heures nécessaires à son repli vers la Rivière Noire, après la sanglante embuscade subie par le 6e B.P.C. au col de Tu-Lé, une nouvelle action retardatrice était indispensable.

Le choix de Bigeard se porta sur le petit poste de Muong-Chên, situé à 33 kilomètres de Nghia-Lô et dont la garnison était composée de 80 volontaires thaïs de la 284e Compagnie de supplétifs locaux, commandés par l’adjudant-chef Peyrol et encadré par trois autres sous-officiers français. Le 20 octobre au soir, la colonne Bigeard atteignit Muong-Chên, situé au sommet d’une colline qui défendait le chemin menant à la Rivière Noire.
La position était composée d’un blockhaus en rondins, de deux petits baraquements et d’un autre blockhaus encore inachevé. Ne disposant pas d’assez de fils de fer barbelés, Peyrol et ses hommes avaient construit des haies de bambous acérés. Conçu à l’origine pour abriter de simples forces de police, le poste n’avait rien du point d’appui solide destiné à endiguer une forte attaque ennemie.
Mais c’était là justement la mission que Bigeard allait confier à l’adjudant-chef Peyrol.

- "Ecoutez, Peyrol", expliqua Bigeard, "J’ai avec moi cinq cents paras et notre mission est de retarder l’avance ennemie pour permettre l’acheminement de nos unités vers la Rivière Noire. Les Viets ont une heure de retard sur nous et il nous faut une avance supplémentaire de trois heures. Vous allez nous les donner, ces trois heures ! C’est le sacrifice de vos deux sections en échange de mon bataillon et de plusieurs autres postes du pays Thaï. Si vous tenez au moins trois heures nous aurons une chance de passer".

Peyrol, un homme de trente-quatre ans, avala sa salive. Avec ses 80 thaïs contre le gros de la Division 312, il n’aurait pas la moindre chance de s’en tirer. Et chez lui, à Verdun, on célébrait aujourd’hui même, l’anniversaire de sa fillette. Il avait même emporté à Muong-Chên une bouteille de champagne pour la circonstance. Du champagne tiède, bien sûr, mais du champagne quand même. Bon, on la boirait un autre jour, si autre jour il y avait.
- Bien, mon commandant, répondit Peyrol.
- Merci, ajouta Bigeard, je savais que je pouvais compter sur vous.

Côte à côte, l’officier et l’adjudant-chef ressortirent dans le crépuscule ; un peu partout les parachutistes s’étaient allongés à même le sol pour se reposer ; ils ne prenaient pas la peine de dessangler leurs paquetages, car ils savaient qu’il leur faudrait repartir d’une minute à l’autre, lourdement chargés de leur ravitaillement, de leurs chargeurs et de leurs blessés.
A 18 h 15 le dernier parachutiste en tenue léopard avait quitté Muong-Chên en direction de l’ouest. L’adjudant-chef Peyrol et le sergent Cheyron se mirent à prendre les mesures nécessaires pour que Bigeard disposât de trois heures de plus. Les partisans Thaï creusaient sans mot dire des nids de fusil-mitrailleur, achevaient d’aménager quelques boyaux reliant les emplacements de tir, et remplissaient de sable des sacs de protection en osier, que les récentes pluies avaient tassés. On ne les avait pas renseignés sur la mission qu’ils auraient à remplir et pourtant grâce à ce mystérieux "téléphone de la brousse" qui fonctionne si bien dans les pays où la population est pratiquement illettrée, ils savaient que de très importantes forces ennemies approchaient ; en bons chasseurs habitués depuis leur plus jeune âge à traquer le gibier, ils avaient évalué leurs propres chances de s’en tirer avec autant de précision que l’avait fait le commandant français.

Moins d’une heure après le départ des parachutistes, les premiers obus des mortiers viets commencèrent à pleuvoir sur Muong-Chên. Une fois de plus, l’ennemi réussit à investir le poste à distance de tir sans éveiller l’attention des patrouilles que la garnison avait lancées pour surveiller les voies d’accès probables. Le service de renseignements Viet, ou ses patrouilles d’avant-garde, avaient comme d’habitude effectué un excellent travail. Profitant d’un léger pli du terrain qui les abritait du tir des armes automatiques, l’ennemi se lança à l’assaut du blockhaus sud. Cette attaque fut suivie de plusieurs vagues de fantassins, armés uniquement de grenades qui submergèrent le fortin inachevé. Ils firent d’abord sauter les barbelés puis les palissades de bambous et enfin tuèrent les servants des fusils mitrailleurs. La première vague de grenadiers lancée contre cet abri essuya de lourdes pertes mais les vagues suivantes apparurent aussitôt : les hommes enjambaient les morts et les blessés et se jetaient en avant

En dépit de la violence de l’attaque, le petit poste de Muong-Chên, brûlant en partie et à demi écrasé, tenait encore trois heures plus tard. Cependant, à 22 heures la situation était devenue désespérée ; toutes les armes automatiques étaient soit hors de combat, soit à court de munitions et la garnison se trouvait littéralement étouffée par le poids des morts et blessés ennemis qui submergeaient les tranchées et les positions de tir. La capture ou l’anéantissement sur place des derniers survivants de Muong-Chên ne retardent plus d’une seconde la marche de l’ennemi.
Après avoir piégé la dernière casemate, ainsi que la soute à munitions, Peyrol ordonna une sortie dans l’espoir de franchir les lignes. Tirant à feu continu de toutes leurs armes, les hommes s’élançaient vers un sentier que Peyrol avait récemment fait tailler dans la jungle et qui de ce fait n’était pas connu de l’ennemi. La prévoyance de l’adjudant-chef fut payante et à couvert de la nuit noire, les Thais connaissent mieux les lieux que leurs adversaires, l’obscurité bienveillante les dissimula.

Lorsqu’ils se comptèrent, à l’aube, ils découvrirent qu’ils étaient 43, dont trois Français et quarante Thaïs. Une partie de cache-cache dont la mort était l’enjeu commençait pour eux, car les Viet-Minh avaient lancé deux compagnies à leur poursuite.

Cette chasse allait durer douze jours et s’étendre sur près de 200 kilomètres de jungle. Peyrol et ses hommes eurent à escalader des chaînes de 2 600 mètres ; à traverser à la nage des rivières - tâche d’autant plus difficile que le sergent Cheyron ne savait pas nager. Le soldat Destaminil marchait pieds nus, l’enflure de ses pieds ensanglantés ne lui permettant plus d’enfiler ses bottes.

Enfin, le 5 novembre, ils escaladèrent une dernière chaîne et au-dessus d’eux le ciel bleuit à mesure que les frondaisons se faisaient moins épaisses Le supplétif thaï qui marchait en éclaireur s’arrêta et fit signe aux autres.

- La Rivière Noire ! dit-il.
C’était bien la Rivière Noire, elle roulait des eaux brunâtres, elle était rapide et traîtresse, mais atteindre l’autre berge signifiait retrouver la sécurité. Il leur fallait encore dégringoler dans la jungle le long des pentes abruptes et ce genre de descente est plus harassant qu’une ascension
Ils avançaient, tombaient, roulaient plus qu’ils ne marchaient et, vers 16 heures, ce jour-là, ils atteignirent le fond de la vallée. La Providence les secourut une fois de plus, elle se présenta sous les traits d’un Thaï d’une tribu amie.

- Impossible de passer la rivière de jour, leur dit il, cachez-vous sous le couvert pour attendre la nuit. Les patrouilles viets sillonnent la rive mais les vôtres tiennent encore l’autre berge. Restez cachés jusqu’à la tombée du jour ; je vous apporterai du riz et je vous guiderai.

Pouvait-on faire confiance à cet homme ? Les supplétifs eux-mêmes n’en savaient rien. Le Viet-Minh offrait de fortes primes à qui les aidait à s’emparer d’isolés et à leur prendre leurs armes ; les primes étaient encore plus fortes lorsqu’il s’agissait de postes émetteurs. S’il les livrait, le Thaï serait riche jusqu’a la fin de ses jours. Peyrol et ses hommes étaient trop à bout pour ne pas se montrer fatalistes.

Une fois la nuit tombée, le Thaï les rejoignit ; il était porteur d’un panier de riz gluant, l’aliment de base du montagnard. Les hommes l’avalèrent goulûment et burent à grandes gorgées l’eau bourbeuse de la rivière, mais le Thaï déconseilla formellement à Peyrol de tenter la traversée cette nuit-là.

- Les Français ne sont plus en position le long de l’autre berge, dit-il, il y a des patrouilles Viets même de l’autre côté. Attendez demain et je découvrirai le meilleur passage et vous procurerai des radeaux ; les eaux de la rivière sont trop rapides pour que vous puissiez traverser à la nage.

Certains pleuraient presque de désespoir ; se trouver si près du salut et ne pas pouvoir l’atteindre ! Cependant, que pouvaient-ils faire d’autre que d’attendre ? Une fois de plus, ils se couchèrent à même le sol humide et froid de la jungle. Le lendemain, un petit Morane, qui effectuait une reconnaissance au-dessus de la rivière, attira Peyrol et ses hommes hors du couvert ; ils ne pouvaient se retenir, ils criaient et brandissaient le drapeau du poste de Muong-Chên qu’ils avaient emporté avec eux. L’avion perdit de l’altitude et leur jeta une boite lestée contenant un message :
"Nous vous avons vu. Rentrez votre drapeau. Restez à couvert. Nous prévenons les copains de l’autre bord. Bonne chance".

Le soir du même jour, Peyrol et ses hommes, grâce au fidèle Thaï, purent arracher quelques planches d’une hutte abandonnée et construire des radeaux de fortune à bord desquels ils traversèrent la rivière. Sans abandonner ni leurs armes, ni le poste de radio ils atteignirent l’autre rive.

Des silhouettes sombres émergèrent de la forêt à proximité du point où ils venaient de toucher terre. Une subite et ultime angoisse agrippa Peyrol et ses hommes et les fit se saisir de leurs mitraillettes et grenades à la main, mais une voix bien française les héla. Le poste de Muong-Bu, le plus proche de leur position, avait été alerté par le Morane et avait envoyé au-devant d’eux, une colonne de secours.

Toutes les émotions qu’ils avaient refoulées depuis tant de jours, l’épuisement physique et nerveux consécutif aux épreuves endurées depuis deux semaines, les submergèrent d’un coup ; Peyrol et ses hommes s’effondrèrent littéralement sur le sol, pleurant comme des enfants, incapables de faire un pas de plus. Ils avaient été portés disparus et Bigeard avait même demandé l’attribution de citations à titre posthume pour leur vaillant combat d’arrière garde au poste de Muong-Chên.

Sur les 84 hommes que comptait la garnison de Muong-Chên, seize seulement atteignirent la Rivière Noire."


NB : L'adjudant-chef Robert Peyrol, doyen de sa commune, est décédé à l'age de 101 ans le 11 novembre 2019 au centre hospitalier de Vitry-le-François. Il a été inhumé le lundi 18 novembre à Arrigny. 


Voici les vestiges du poste de l'adjudant Peyrol, tel qu'ils étaient visibles en avril 2019 lors de notre randonnée :


Vestiges de tranchées entourant le poste 

Un blockhaus du poste


Vestiges du poste de Muong Chien 


En fond de tableau la vallée par laquelle le bataillon est arrivé (...et nous aussi !)



Notes pratiques : Pendant notre randonnée, après avoir quitté Tu Lê, nous nous sommes arrêtés une première nuit à l'écolodge de Mu Can Chai après l'ascencion du col de Khau Pha, puis une seconde fois dans une guest house de Muong Chen après une étape relativement courte, ce qui nous a permis de récupérer tout en nous laissant le temps d'étudier le terrain pour y repositionner les évènements et de prendre suffisamment de photos. Je publie ci-dessous les impressions écran de mon tracé GPS Garmin à partir du col du Khau Pha jusqu'à Muong Chen ainsi que deux agrandissements de la vallee permettant de situer l'emplacement du poste de l'adjudant Peyrol.





Au centre (Terre-plein marron dégagé devant un batiment) l'emplacement de l'ancien poste

(A suivre...) 


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